L’idolâtre Oçaïd, fils de Hodaïr-el-Kotaïb, ficha sa pique en terre et s’assit : Que faut-il faire pour entrer dans cette religion, demanda-t-il à Mossab, fils d’Omaïr, qui venait de lui expliquer les principes fondamentaux du Coran ? « Te purifier avec de l’eau, répondit Mossab, déclarer qu’il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah et que Mohammed est son Prophète ». Ainsi se posèrent, simplement, les premières bases de l’une des plus grandes religions qui se partagent l’humanité. « Il n’y a de dieu que Dieu, et Mohammed est son Prophète », voilà tout ce qu’il y a d’obligatoire et d’essentiel pour le musulman, puisque l’as- sentiment de l’esprit à ces deux grands principes suffit pour le salut de l’âme, lui assure la possession du Ciel. En conséquence, point de sacrement ni de cérémonie, point de culte organisé. Le croyant communique directement avec le Créateur; il est, lui- même, son propre prêtre, avec, pour unique bagage, ses prières et ses armes, qui sont, les unes et les autres, des guides vers les étapes sur le chemin du Paradis. Il en résulte que sur tous les points du globe où il se trouve, le ma- hométan peut, sans mosquée et sans prêtre, satisfaire à la plénitude de ses devoirs envers la Divinité. Il en résulte aussi que l’existence d’un pouvoir spirituel, d’une société ecclésiastique, ne devrait pas, nécessairement, trouver place dans la religion musulmane. Il n’en est pas moins vrai, malgré tout, que la nature de la société humaine a fait que l’Islamisme, dont le principe dominant est l’égalité entre tous les hommes, a vu se créer, sous forme de castes, non seulement une sorte de ,clergé, mais encore des ordres religieux. Et quand on veut apprécier ces développements fort importants et parfaitement distincts, il faut remonter jusqu’aux premiers siècles de l’hégire. Le Coran, où les lacunes et les contradictions abondent, avait ouvert un grand domaine à l’interprétation et aux controverses, qui aboutirent, d’une part, on le sait, au schisme qui sépare les chiites des sunnites, et, de l’autre, à des divergences d’opinion dans le rite, d’où sortirent les quatre sectes : hanafite, chafaïte, malékite et hanbalite, dites sectes orthodoxes. L’Islam, bien qu’il n’eût guère plus d’un siècle d’existence, avait déjà débordé sur plus de la moitié de l’ancien monde. Cependant, l’Arabe, dépo- sant son épée, prenait part au mouvement philosophique dirigé par les Sy- riens et les Grecs et favorisé par les Khalifes Abbasides. D’un autre côté, des hommes aux mœurs austères s’occupaient activement de l’étude du « Livre révélé », source de toute science et de toute vérité : c’étaient les eulama. Les khalifes, véritables pontifes, comme autrefois les grands prêtres sous la théocratie des Juifs, négligeant peu à peu le spirituel pour le temporel, en arrivèrent à déléguer à ces eulama leurs attributions sacerdotales et judiciaires. La foule, elle-même, dépourvue de lumières, était heureuse de pouvoir s’adresser à ces interprètes autorisés pour se faire expliquer les nombreuses et minutieuses pratiques de la Loi qu’elle était impuissante à saisir directe- ment. C’est ainsi que se formait et s’affirmait une sorte de sacerdoce qui, en grandissant, entrava, plus d’une fois, par la fetoua, l’action des pouvoirs établis. La fetoua, qu’on a comparée aux déclarations préalables du Saint- Siège, par lesquelles les princes de l’Occident, au moyen-âge, appuyaient leurs entremises, est l’ordonnance sacrée qui donne aux actes émanés du pouvoir politique, la sanction religieuse conforme au Coran et, par conséquent, obligatoire pour tous. C’était avec des sanctions de cette nature que les successeurs du Prophète subjuguaient les masses et les conduisaient au combat(1). Après avoir formé un corps redoutable, les eulama sont devenus de dociles instruments entre les mains des chefs des États musulmans, qui les subventionnent et leur font rendre, à leur gré, les fataoua jugées utiles au fonctionnement du pouvoir. La hiérarchie des eulama, fort compliquée, comprend toute une série de fonctionnaires : mufti, cadi, imam, etc., répondant aux besoins de la justice et du culte et vivant sur les produits des hobous, biens de mainmorte qui servent également à l’entretien des établissements religieux. A La Mecque, le pouvoir religieux est exercé par le grand-chérif, à la nomination duquel le cheikh el islam, qui est le chef de la religion en Turquie, donne son approbation. Enfin, au sommet de la hiérarchie, le Khalife est, pour les musulmans, ce que le Pape est pour les catholiques, c’est-à-dire le chef suprême de la religion, mais en principe seulement, car le Sultan du Maroc, par exemple, est également considéré comme un khalife par ses sujets. De même les Mozabites, ainsi que certaines peuplades de l’Afrique, obéissent à l’imam de Mascate et ne reconnaissent pas Abd-el-Hamid pour khalife. Et réalité, et sans que cela nuise à la doctrine de l’unité pour les sunnites, il ne saurait y avoir de khalife qu’autant que celui-ci serait élu par la volonté et le vote des croyants. Le vrai lien des mahométans, c’est le pèlerinage aux villes saintes; leurs véritables capitales sont La Mecque et Médine, gardiennes fidèles de leur inébranlable foi. Chez nous, en Algérie, le clergé musulman officiel ne joue, au point de vue religieux, qu’un rôle effacé. Les eulama se bornent à réciter des prières, à enseigner le Coran et à maintenir la tradition : ils n’ont aucun caractère ecclésiastique, pas plus que les cadis, autre catégorie d’eulama, n’ont de caractère judiciaire réel depuis que nous avons diminué, avec exagération, leur intervention dans les affaires musulmanes.
Il semble, de prime abord, que l’organisation, que nous venons d’es- quisser dans ses grandes lignes, détienne, en pays musulmans, tous les ressorts de la société. Il n’en est rien. La véritable force réside dans une puis- sance à côté, dans un monde mystérieux, tirant son prestige incomparable d’un pouvoir autrement grand que celui des eulama puis qu’il émane, aux yeux des croyants, de la Divinité elle-même. Ce monde est constitué par des sociétés secrètes, des ordres de de- rouich, des confréries mystiques, autrement dit, pour employer une expression connue, par les khouan (frères) qui, répandus depuis l’Atlantique jusqu’au Gange, sont, en même temps que les ennemis irréconciliables des eulama, les véritables moteurs de la société musulmane. La formation de ces diverses sociétés tire sa primitive origine de la tendance du musulman à l’association, tendance ayant, elle-même, pour source, la croyance religieuse qui prescrit, en les mettant en commun, de faire profiter ses frères des biens que Dieu a donnés. Peu à peu, ces sociétés se créent, grandissent et, en se multipliant, se subdivisent en de nombreux rameaux qui apparaissent sous la forme de confréries, organisations, d’ailleurs, en contradiction avec la parole du Prophète : « La rahbanïïeta fi el islam, point de vie monacale dans l’Islam ». Quant à leur doctrine, partout la même, elle est beaucoup plus ancienne que leur institution c’est le soufisme, dont le fond est le panthéisme. Né dans l’Inde, naturalisé en Perse et mis en action, sous la forme de l’enthousiasme extatique, par la seconde génération de l’école d’Alexandrie, et plus tard, par les philosophes arabes, eux-mêmes, le soufisme, autrement dit le mysticisme, après avoir ruiné l’école d’Ammonius Saccas, germe dans le champ arabique, merveilleusement préparé à la recevoir. Et aujourd’hui, plus que jamais, il fleurit, malgré sa dégénérescence, sous des aspects les plus divers rappelant, dans de curieuses manifestations, les vieux cultes orientaux. Le but du soufisme ou tessououof, nom sous lequel le mysticisme s’est introduit dans la langue arabe, est de mettre dans la conscience de l’homme, l’esprit caché de la loi en accord avec la lettre, et d’arriver, par des pratiques pieuses, à un état de pureté morale et de spiritualisme tel que l’on puisse voir Dieu face à face et sans voiles, et s’unir à lui. Pour atteindre au premier résultat envisagé, les soufis, tout en affirmant, d’ailleurs, les doctrines du Prophète, tout en enseignant la morale la plus pure, en donnant, eux-mêmes, l’exemple de toutes les vertus, réduisaient les préceptes coraniques à l’interprétation allégorique. Et pour toucher au but suprême : la vision de Dieu, l’ittisal(l’union), l’anéantissement de l’individualité dans l’essence divine, ils s’appuyaient sur divers passages, toujours interprétés à la lettre du Livre et, notamment, sur celui où il est dit que Dieu fait émaner la création et puis la fait rentrer en, lui-même. De là découlait l’impérieuse nécessité, si fortement affirmée, d’ailleurs, par le Coran, de tout rapporter à Dieu. Quant aux phénomènes terrestres, il ne pouvait en être question. Pour le soufi, en effet, le monde est une illusion, une fiction : ses for- mes matérielles ne sont que des émanations de l’essence divine qui, toutes, s’évanouiront, en laissant dans sa nudité réelle, l’irradiation qui les créa et retournera à sa source. Dès lors, tous les efforts des hommes doivent tendre, comme dans le Bouddhisme, à amener l’extase, afin que le principe divin s’empare de l’âme, l’envahisse et la pénètre, jusqu’à ce que la mort achève l’union fatale, l’union mystique avec le Grand-Tout. C’est cette doctrine, idéalisme trompeur merveilleusement adapté à l’imagination rêveuse et sensuelle des peuples de l’Orient, que les soufis infiltraient peu à: peu dans les veines du corps social musulman. Bientôt, en effet, sentant grandir le germe de leur future puissance, ils érigent l’I’lm el-Baqa ou el-Fana (la science du rester ou du périr) en méthode et passent de la théorie à l’action. Pour ne pas effrayer leurs adeptes, les soufis qui disaient avoir reçu l’ordre d’appeler les croyants à la Vérité, qui se croyaient en possession d’une parcelle divine, la baraka, eurent soin d’adopter deux doctrines : l’une, extérieure, par laquelle ils affirmaient leur orthodoxie en rattachant leur enseignement à celui des premiers khalifes, particulièrement à Abou-Beker-es- Seddiq et à Ali ; l’autre, secrète, aboutissant par l’épreuve, la mortification et la dévotion mentale excessive, à un culte essentiellement spirituel. Alors, l’enthousiasme, comme aux premiers temps du christianisme, poussa au désert. L’Égypte vit, de nouveau, se peupler ses vieilles thébaïdes et, partout, la terre musulmane connut des milliers de contemplatifs et de solitaires groupant autour d’eux des disciples, fondant des ordres religieux placés, dans la suite, sous le vocable des saints qui les avaient organisés.
La mystique musulmane comprend encore deux autres personnages Le premier, le derouich, est cet illuminé, ce faiseur de miracles en guenilles, cet homme de Dieu qu’on rencontre un peu partout, dans les villes et les campagnes, sur les marches et, principalement, aux abords des zaouïas, et qui passe pour recevoir; sans efforts ni épreuves, la particule divine. Arrivé d’un seul coup et sans même qu’il s’en doute, à la sublimité du mysticisme, cet élu de Dieu est vénéré et adoré à l’égal du soufi. Le second, de noblesse religieuse, comme descendant de la fille du Prophète, est ce musulman dont les prières, les bonnes œuvres et la vie ascé- tique ont fait, également, un vase d’élection ayant le privilège de voir Dieu et le pouvoir d’opérer des miracles : c’est le chérif devenu le marabout en Afrique septentrionale et qui a joué un si grand rôle dans la vie politique, du Maghreb. C’est lui qui a préparé la conscience du Berbère à l’invasion des confréries religieuses, mais celles-ci, en sapant sa puissance, l’ont, le plus souvent, contraint à abdiquer son indépendance et à s’affilier à elles, de telle sorte, qu’aujourd’hui, il n’existe presque plus de marabouts indépendants. Cependant ces hommes, dont la descendance et la clientèle ont formé ce que nous appelons la tribu maraboutique, ont laissé dans la masse simpliste, un tel souvenir de leurs œuvres, une telle reconnaissance de leurs bienfaits, une telle empreinte de leur passage, qu’on a conservé le nom de marabout à tous ceux qui se vouent à la vie mystique ou contemplative. C’est également de ce même nom de marabout que nous avons tiré l’ex- pression culte maraboutique que nous appliquons à l’ensemble des coutumes ou cérémonies diverses, toujours strictement observées, à l’égard des religieux mahométans. Ces personnages, sauf l’ouali ou derouich, qui mène la vie errante, vivent généralement dans une zaouïa, établissement qui tient à la fois de la chapelle, du couvent, de l’école et de l’auberge et fait penser à ces couvents qui, dans les premiers temps du moyen-âge, couvraient les pays encore barbares de la Gaule et de l’Allemagne. Les pays de l’Islam sont couverts de zaouïas (tekkié en Turquie) qui renferment les restes vénérés d’un Saint. Autour d’elles, se dressent quelques bâtiments ou les croyants reçoivent l’hospitalité et, quand ils le désirent, l’enseignement religieux ou mystique : c’est là le culte maraboutique. Ce culte, théologiquement contraire au Coran, qui n’admet pas d’intermédiaire entre l’homme et Dieu, a plongé dans une sorte d’anthropolâtrie, le croyant simpliste et incapable d’abstraire l’idée du monothéisme de son Prophète. Et quand des hommes se lèvent pour protester et crier à l’anathème, leur voix se perd dans la nuit de la superstition. A la fetoua de l’a’lem (savant), condamnant son enseignement, le soufi, se plaçant bien au-dessus du Prophète, qui n’avait pas connaissance de ce qui est caché, répond par des miracles qui enchantent la masse, la ramènent dans le rêve et ferment ses yeux à la lumière. D’une méthode d’enseignement, qui, à ses débuts, prescrivait publiquement la stricte observance de la religion et des vertus sociales, un seul principe, véritable imposture sacerdotale, est resté debout la soumission aveugle de l’affilié au faiseur de miracles, au cheikh (maître spirituel), sou- missions aussi absolue que celle du sikh indou à cet autre marabout qui s’appelle le guru. Ce nouveau culte remplace le culte d’Allah. Il ne s’agit plus de rechercher l’union de l’âme avec Dieu mais simplement de se conformer, d’une manière absolue, à la volonté, à la pensée de son éducateur inspiré. Qu’il soit soufi, derouich ou marabout, le directeur d’une confrérie est le représentant, le délégué de Dieu sur la terre, et la soumission des adeptes à cet homme divin est telle, qu’ils sont son bien et sa chose au sens absolu, car c’est Dieu qui commande par la voix du cheikh. On voit de suite où aboutit une pareille abnégation de l’être au profit d’un dieu vivant. Et il est facile d’en déduire pourquoi, les Ordres religieux s’étant multipliés à l’excès, la vie du peuple musulman est tout entière en eux. Ce sont leurs chefs qui, en réalité, dirigent les populations, apaisent ou soulèvent à volonté leurs khouans (frères). Ce sont ces khouans qui vont porter l’Islam, le répandre et le faire connaître dans la mystérieuse Afrique centrale. Missionnaires infatigables, ils parcourent, sous le seul patronage de leurs maîtrises spirituelles, des pays inconnus, territoires immenses ou leur prosélytisme est en train de regagner ce que le mahométisme a perdu en Europe. Ce sont ces mêmes khouans qu’après de longues années d’absence, nous voyons circuler dans les villes et les campagnes sous la forme d’hommes pauvres, à demi-nus, vivant d’aumônes et enseignant les prescriptions coraniques hostiles à la civilisation européenne. Voyageurs ou sédentaires, ces pauvres, ces fanatiques, ces mystiques jouent, ici, un rôle où l’on ne peut s’empêcher de voir quelque analogie avec celui que les prophètes remplissaient autrefois en Judée. Ils sont, par nature, les ennemis de tout pouvoir établi, et les États musulmans, aussi bien que les puissances européennes ayant sous leur domination des musulmans, ont à compter avec ces prédicateurs antisociaux. En Afrique, la France et l’Angleterre, qui, depuis la convention de Berlin, ont à pénétrer chacune dans son hinterland respectif, sont tout particulièrement intéressées à suivre le mouvement de propagande islamique dirigé par les confréries religieuses. C’est, en effet, le sort des races noires que les confréries, celles des Senoussïa en tête, ont entrepris de figer avant que la civilisation européenne ait pu pénétrer dans les régions que ces races habitent. Or, entre la foi musulmane, si simple, si parfaitement en rapport avec l’existence des noirs, et notre civilisation compliquée, le succès de la partie à engager n’est rien moins que douteux pour nous. Il y a près de cinquante an un homme, dont la compétence en la matière est indiscutable, Barth, disait déjà qu’il croyait à la vitalité de l’islamisme. Les événements lui ont donné raison. Le mouvement de rénovation et de propagande musulmanes s’est tellement accentué ces dernières années, qu’on peut dire que, géographiquement, plus des deux tiers de l’Afrique appartiennent à l’Islam. La ligne frontière du Cap-Vert à Zanzibar, qu’on tirait sur les cartes, il y a quelque dix ans, pour déterminer le domaine religieux mahométan en Afrique, est, actuellement, fortement débordée. L’invasion marche à pas de géant. Qu’elle soit dirigée par les traitants de Zanzibar, les Qadrïa du Mahdi d’Omdurman ou les Senoussïa du réduit central de Koufra, partout, au-dessus comme au-dessous de l’équateur, elle affecte le même esprit de lutte acharnée contre l’invasion européenne; L’Islam, mû par les confréries religieuses, peut être un grave péril pour l’œuvre de civilisation à entreprendre. Il peut la compromettre et la perdre à la faveur surtout de ces ardentes et jalouses compétitions européennes dont l’ère est ouverte en Afrique, En Asie, le même mouvement de propagande islamique s’opère, principalement en Chine où l’on signale, depuis plusieurs années, les tendances du Chen-Si et du Kan-Son à former un État autonome musulman. Plus près de nous, en Turquie, enfin, la même propagande, dirigée exclusivement par les confréries, représente la force opposante à toute tentative de réformes, et il faut l’admirable unité d’action du concert européen pour enrayer les agissements occultes de fanatiques qui, en ce moment même, poussent à l’écrasement des Grecs, appellent à la guerre sainte et font craindre, à tout instant, le retour des massacres d’Arménie: Car, s’il y a un parti civilisateur en Turquie et si l’on peut garder l’es- poir de rallier un jour les eulama à l’esprit de progrès, il ne faut pas oublier que les derouich ont toujours pour maxime « La loi, c’est nous ». D’ailleurs, pour entrer résolument dans la voie des réformes, pour: abandonner sa politique d’atermoiements qui oblige les puissances à des prodiges de patience et de fermeté, le Sultan, lui-même, aurait besoin de s’arracher aux conseils intéressés de la camarilla de marabouts qui l’entoure et, trop souvent, le dirige. A l’encontre de plusieurs de ses prédécesseurs, A’bdelhamid cherche, en effet, dans les confréries, le point d’appui de sa politique panislamique. Certes, par l’idée théocratique qui le domine et fait de l’Islam un; immense centre dont les rayons convergent vers une même idée la reconstitution du khalifat, le rêve du mystique A’bdelhamid ne manqué pas de grandeur; niais il faut bien reconnaître que la bataille de Tell-el-Kebir et la fin de l’insurrection tunisienne lui ont porté un coup terrible. Les récents succès des armées turques en Thessalie sont-ils venus donner des ailes à ce grand rêve ?...
Il faut malheureusement répondre par l’affirmative. La propagande panislamique, en effet, se manifeste, actuellement, avec Une intensité redoutable dans les Indes et elle n’est pas sans échos dans le Soudan nilotique aussi bien que dans nos possessions de l’Afrique du Nord. Un peu partout, l’Arabe essaie de relever la tête et nous nous trouvons journellement aux prises avec ces puissances théocratiques, ces États dans l’État, ces confréries religieuses, en un mot, qui sont l’âme même du mouve- ment panislamique. Nous ne saurions méconnaître la gravité de ce mouvement et il importe de nous prémunir contre les agissements de ceux qui le dirigent à Constantinople et dont les principaux agents secrets, dans l’Afrique du Nord, sont connus.
C’est ce monde mystérieux de vicaires, d’apôtres, de fanatiques, que nous avons entrepris d’étudier dans cette publication. D’autres l’ont fait avant nous et avec une compétence plus étendue et plus autorisée que la nôtre ; et ce n’est pas sans une réelle appréhension que nous avons cherché, à notre tour, à vouloir étendre un sujet aussi complexe. Les travaux les plus intéressants sur cette matière ont été élaborés par trois de ces hommes comme l’Algérie en a tant formés, qui, entre deux com- bats ou en sentinelles avancées dans nos postes du Sud ou de l’Extrême-Sud, s’adonnaient à l’étude du pays et assumaient la lourde tâche de jeter les premières assises du gouvernement et de l’administration des tribus. C’est à M. le capitaine de Neveu, plus tard directeur du Bureau politique du Gouvernement Général, avec le grade de colonel, que nous sommes redevables des Khouans (Paris 1846), publication qui témoigne de connaissances approfondies, jointes à une netteté de vues et à des conclusions remarquables sur la question. En 1884, l’un des successeurs du colonel De Neveu, M. le chef de bataillon Louis Rinn, aujourd’hui conseiller de gouvernement, publie Ma- rabouts et Khouans (Jourdan, éditeur, Alger), ouvrage le plus complet, le mieux documenté parmi les travaux parus jusqu’alors et dans lequel le savant et le chercheur peuvent puiser une mine de renseignements. En 1887, M. le Chatelier, publie à son tour « Les Confréries musulmanes du Hedjaz » Paris, Ernest Leroux), étude fort appréciée, qui est entre les mains de tous ceux qui s’occupent de la question(1). Mais les travaux que nous indiquons sont, pour la plupart, anciens ou spéciaux. Depuis leur publication, certaines confréries ayant disparu, s’étant désagrégées ou, au contraire, développées au gré des événements, nous avons pensé qu’il y aurait utilité à montrer comment l’esprit qui anime les Khouans s’est modifié sous l’empire des circonstances et des besoins du moment. En second lieu, le domaine d’action des confréries n’ayant point de frontières, nous avons voulu, dans la mesure du possible, étendre le cadre des précédentes études, aux pays de l’Islam ; fixer, à l’heure actuelle, l’évolution des ordres cardinaux, compléter les renseignements fournis jusqu’à ce jour, et étudier les confréries nouvelles et celles qui n’ont pas été présentées par nos prédécesseurs.
Pour atteindre ce résultat, nous avons essayé, prenant l’arabe à son berceau, de remonter à, l’origine de ses mœurs et de ses croyances, de le suivre, pas à pas, d’enregistrer les étapes qui ont marqué l’évolution de sa pensée, le tout afin de mieux apprécier son état social actuel, ses convictions intimes, ses besoins et ses aspirations.
Dans un coup d’œil rétrospectif sur les mœurs et coutumes des arabes préislamiques, nous donnons un aperçu sur l’organisation de la tribu, sur la langue, les congrès littéraires, la poésie et les poètes dont le meddah de nos jours est comme le vivant prolongement, la femme et sa condition, les jeux de hasard, etc. Nous nous appesantissons davantage sur les croyances populaires qui ont été implantées partout où brille le croissant. Après une rapide esquisse du Dieu d’Abraham, de la Caa’ba, des divinités et des grands cultes qui se partageaient l’Arabie préislamique, nous examinons à grands traits la vie et l’œuvre du Prophète, afin d’en tirer les déductions utiles à notre sujet. La formation des hadits, de la Sonna et des sectes orthodoxes rapidement indiquée, nous pénétrons dans le labyrinthe des sectes dissidentes groupées en sept écoles principales : Chiites, Kharédjites, Mo’tazélites, Mordjites, Nadjarites, Djabrites, Mochabbihtes et Nadjites, subdivisées, elles- mêmes, en soixante-douze fractions dont quelques-unes ont prolongé leur enseignement jusqu’à nos jours. C’est dans les opinions professées par ces sectes que l’on trouve la véritable caractéristique du génie individuel et de l’esprit philosophique des arabes ; c’est dans ces grands mouvements de la pensée que l’on peut observer, dans l’incroyable mélange d’incrédulité, de hardiesse d’esprit et, souvent, d’impiété où elles sont confondues, ces curieuses initiations à des sociétés secrètes qui ont menacé, les Alides en tête, de ruiner à jamais l’islamisme. Ayant ainsi appuyé notre étude sur cette base indispensable et fertile en rapprochements de toute sorte, nous avons tenté, dans notre deuxième chapitre, de pénétrer les arcanes du soufisme. Les foqra et leur origine, les principes fondamentaux de l’enseigne- ment soufite, les éléments essentiels des confréries : baraka, ouerd, dikr, tariqa, ouaçia, les curieux raisonnements par lesquels elles rattachent leur enseignement au Coran et à la Sonna, l’avis des théologiens sur cette ma- tière, les symboles et les mots usités : khirqa, selsela, la méthode soufite rap- prochée de celle de l’école d’Alexandrie, etc., ont été mis en lumière autant qu’un sujet aussi abstrait nous a permis de le faire. Étudiant ensuite, les transformations que les corporations dont il s’agit ont subies, il était nécessaire, pour bien faire saisir l’origine de certaines pra- tiques, d’examiner rapidement les croyances populaires dans les pays soumis à l’Islam, tout particulièrement en Afrique septentrionale où ces croyances et les anciens cultes apparaissent encore, de nos jours, sous le frêle voile du mahométisme. Cet examen, qui donne une idée de la manière dont s’est opérée, au cours de la première et de la seconde invasion des arabes, la conquête morale
des Berbères, est précédé d’un tableau où nous rappelons brièvement, avec l’influence du Christianisme, le rôle joué par les Donatistes et les luttes intestines de l’Église romaine, luttes qui avaient obligé l’autochtone à revenir à ses anciens dieux et à ces lieux de sacrifices, sanctifiés aujourd’hui et synthétisés dans la mzara. Nous montrons l’embryon de monothéisme qui se dégageait de ces cultes divers et, notamment, du culte du dieu Mithra. Après l’invasion des Chorfa, ces apôtres de l’école cha’îa, précédée de données historiques indispensables pour l’appréciation de l’action religieuse des Almoravides et des Almohades, nous avons jugé indispensable de nous étendre longuement sur l’œuvre des marabouts, ces instruments politico-religieux qui, en organisant la tribu, en l’arrêtant sur la route de la barbarie, ont tenu une si grande place dans l’existence de l’autochtone. Pendant cette campagne, le prosélytisme, malgré les guerres qui ensanglantent le Maghreb et l’Espagne, s’étend, comme poussé par un violent simoun, sur toute l’Afrique septentrionale. Fakih d’Andalousie, émule d’Averroès ou de Ghazzali, chérif de Se- guiat-el-Hamra, chacun déployant ses moyens, fascine les masses, s’assi- mile, pour les besoins de sa cause, les croyances populaires, fonde le ribat, le transforme en zaouïa, devient marabout et comme tel, exerce sa puissance thaumaturgique, prodigue ses amulettes et ses talismans merveilleux, jouit de prérogatives incroyables, crée la tribu maraboutique et fait du berbère d’Ibn-Khaldoun la créature la plus superstitieuse et la plus crédule de l’Uni- vers. En résumé, il fait subir à l’Islamisme un développement des plus intéressants à approfondir. Le Maghreb, comme la Syrie, l’Arabie, la Perse, comme l’Égypte, d’où lui était venue la conception mahdiste, se remplissait de missionnaires qui affirmaient cette conception, se couvrait de sanctuaires ou d’oratoires établis, le plus souvent, aux lieux et places des mzara ou autres endroits consacrés de toute antiquité, et, désormais, sanctifiés par le culte du marabout. Nous nous sommes attachés à montrer comment dans la lutte ouverte pour islamiser le Maghreb, le soufi grandi à Baghdad, à Fas, à Cordoue, en Égypte et, plus près de nous, à Tlemcen, remporta la victoire ; comment en sacrifiant, à l’instar de son concurrent, le marabout, aux traditions et aux légendes autochtones, il tourna la position et, finalement, devint l’homme divin d’aujourd’hui. Pour armes, il avait sa renommée, son teint ascétique, fruit d’une dévotion sévère qui excitait la curiosité de la foule avide de connaître une méthode qui devait lui permettre de parvenir à la plus haute félicité,c’est-à-dire d’entretenir des rapports avec Dieu et d’absorber son âme dans l’essence divine. De telles idées, tombées dans le champ de l’ignorance et de la simplicité, germent à merveille. Alors, ce n’est plus, dans tout le vieux continent berbère, qu’une véhémente aspiration vers le Créateur, un amour passionné du dikr (oraison continue) et de la vie ascétique, toutes pratiques qui, sous le couvert du monothéisme, conduisent le musulman égaré, au pôle apposé : le panthéisme. « Simples mortels, disait Sidi-el-Mathi-es-Salah, les contemplatifs quittent secrètement la terre pour s’approcher de Dieu et s’unir à lui ». « Cet homme est un saint, clamait Sidi-Youcef-el-Miliani en parlant d’un de ses disciples; il est parvenu à s’unir à Dieu en trois jours ». C’était avec ces armes que les futurs directeurs des confréries religieuses faisaient le vide dans les zaouïas dont ils convoitaient secrètement les apanages temporels. Mais il fallait à la masse ignorante et, par conséquent, impuissante à saisir leur méthode, des aliments spirituels plus positifs. Les soufis les lui donnèrent, par le procédé extérieur qui, en aboutissant à l’extase hystérique, marque la dernière étape de leur enseignement. M. Renan a dit que l’Orient n’avait jamais su s’arrêter, dans le quiétisme, sur les limites de l’extravagance et de l’immoralité. Nous croyons en donner une nouvelle preuve dans ce livre en examinant ce curieux processus de la mystique musulmane qui fait que par des postures de corps particulières, le chant, le cri, la danse et des jongleries de matapan, des créatures croient atteindre au summum de l’enseignement soufite, au nirvana bouddhiste : l’anéantissement en Dieu. Et ce curieux développement, commencé avec le douzième siècle, dure encore, puisque nous voyons naître, sans cesse, de nouveaux rameaux mystiques. C’est pendant cette même période de temps, que chacun des cinq Ordres fondamentaux : les Qadrïa aux doctrines humanitaires, toutes de pié- té, d’abnégation et de charité; les Khelouatia contemplatifs et extatiques; les Chadelia spiritualistes; les Naqechabendia éclectiques et les Saharaouardia aux doctrines panthéistes les plus accentuées, se développent ou se subdivisent en branches dont les doctrines, plus ou moins variées, aboutissent toutes et toujours au fena (union mystique) rêvé. En vain, eulama et marabouts, luttent, les uns pour reprendre leur prestige, les autres pour conserver leur renom de sainteté et défendre leurs prérogatives; en vain le Ouahabisme cherche à ramener l’Islam à sa pure- té primitive; en vain la Babisme apporte, à son tour, ses réformes sévères et ses théories libérales, le mysticisme brise tout, emporte tout, ne laissant, çà et là, que d’imperceptibles îlots sur lesquels luttent, en désespérés, des éléments incapables de remonter le flot formidable qui a envahi le monde musulman. Voilà pourquoi en exploitant cette idée, mystérieux creuset où se fond la pensée orientale, les chioukh des confréries religieuses ont asservi les masses. Voilà pourquoi les musulmans vivent toujours dans le prophétisme et le mahdisme ! Ils sont ainsi plus de cent soixante-dix millions qui, convaincus que leur religion est la meilleure, rêvent à des temps messianiques, attendent.... l’Heure !
Mais c’est surtout en ce siècle, que l’œuvre des chioukh grandit et s’affirme. A chacune des brèches que l’Europe ouvre dans le vieil Orient pour y faire pénétrer la civilisation et la lumière, le musulman frémit de ter- reur. En face du danger menaçant, les patrons des confréries poussent le cri d’alarme, resserrent les liens de leurs adeptes, prêchent la guerre sainte et érigent en principe l’opposition systématique à toute innovation. Peu à peu, les maîtrises spirituelles élargissent leur enseignement pour faire place à la politique, recruter du monde, enrayer à tout prix l’invasion. Si Mohammed-Salah-el-Mirghani et Cheikh Senoussi, tout en s’entourant de mystère, donnent un corps à la formule nouvelle. En Algérie, où, pendant ces mémorables campagnes de la conquête, nos soldats se couvraient de gloire, le musulman soumis à la force, mais non vaincu, n’avait plus qu’un rêve : s’affranchir des castes maraboutiques et guerrières qui avaient été impuissantes à lui donner la victoire, pour se jeter, corps et âme, dans les trouq (confréries) mystiques où il espérait trouver, avec un secours occulte, cet esprit d’association et d’union confraternel de- venu, en Kabylie principalement, la formule de la vie sociale. Et il faut bien le dire, dans la poursuite de son idéal, nous avons été, sans le savoir, les meilleurs auxiliaires de l’indigène. En effet, au fur et à mesure que nous prenions possession du sol algé- rien, l’arabe perdant la direction que lui assuraient jadis, ses guerriers nobles (djouads) et ses chorfa, s’en allait à la dérive. Tour à tour, disparaissaient ou s’effaçaient sous des mesures politiques prématurées, les grandes familles dont les extensions successives des territoires civils, particulièrement celle de 1881, ont achevé, pour ainsi dire, la ruine, à tel point que M. Jules Cambon a pu dire à la tribune du Sénat (séance du 18 juin 1894), que nous n’avons plus, en face de nous, qu’une sorte de poussière d’hommes, les grands intermédiaires entre les indigènes et nous, ayant disparu. Déjà, dès notre arrivée, ignorant ou oubliant en cela que, dans ce pays, l’autorité est entièrement faite de force et de tradition, nous avions détruit tout ce qui représentait le gouvernement turc. En brisant, sous des nécessités que la guerre commandait, mais qui ne sont plus aujourd’hui qu’un préjugé démocratique, l’homogénéité des tribus, en poursuivant l’abaissement des grandes familles, nous donnions, du même coup, à l’indigène, une liberté pour laquelle il n’était pas préparé et dont il ne sait que faire. La prise de possession des biens hobous, bien que justifiée à tous égards, puisqu’elle avait pour but l’organisation d’un clergé, fut encore une cause de mécontentement, cette organisation n’ayant pas été assez étendue aux campagnes où la population est toujours arriérée, grossière et superstitieuse à l’excès. La diminution morale, entreprise depuis et sans cesse continuée, des eulama (membres du culte ou magistrats), jointe à d’autres mesures que ce livre dira, furent autant de causes qui incitèrent la population arabe à cher- cher, en dehors de nous, l’appui moral qui lui manquait. Les forces qui nous permettaient de lutter contre les associations secrètes, une fois disparues ou amoindries, les zaouïas recrutent les mécontents et se transforment rapidement en un cercle d’intrigues où se fomentent avec la résistance à outrance, ces mouvements insurrectionnels dont l’insurrection de 1871 fut la plus sanglante manifestation. Depuis cette époque, une détente morale et une sorte de désagrégation qui, d’ailleurs, n’enraye pas le mal, se sont produites. Anéantis, n’en pouvant plus, les adeptes tournent leurs regards vers l’Orient, et… espèrent ! C’est la situation actuelle des confréries et l’état d’esprit de nos sujets musulmans. Parvenus à ce point de notre étude, nous avons pu, sans crainte d’embarrasser le lecteur, faire connaître l’organisation intérieure de ces gouvernements occultes, indiquer leurs dignitaires par leurs noms, montrer surtout le rôle omnipotent et omniscient des chioukh détenteurs de la parcelle divine, lui synthétisent tous les pouvoirs, toutes les vertus. Le khalifa, le moqaddem, le khouan (délégué vicaire ou serviteur du maître), les relations de celui-ci avec l’aspirant (mourid), aux divers degrés de la hiérarchie, leurs devoirs entre eux, leurs obligations, le pacte indissoluble qui fait du subordonné la chose du supérieur, ont été examinés en tenant compte des rigueurs ou des tolérances dans le traitement, qui existent dans les diverses congrégations. Nous avons procédé de même en ce qui concerne la zaouïa et son personnel spécial : oukil, chaouch, naqib, taleb, et nous avons tout particulièrement insisté sur la portée des mesures prises dans le passé et sur celles qu’il conviendrait d’envisager pour l’avenir touchant ces établissements particuliers. Puis, dans un chapitre spécial, nous établissons le dénombrement des confréries religieuses et de leur personnel. Des îles de la Sonde au Maroc, plus de quarante-cinq Ordres principaux, subdivisés, eux-mêmes, en un grand nombre de rameaux n’ayant de commun, le plus souvent, que leur vocable, détiennent les forces vives de l’Islam. Parmi les vingt-trois congrégations représentées en Algérie, les unes y ont leurs sièges principaux et revêtent, par conséquent, un caractère local ; les autres ont leurs maîtrises à Bagdad, en Égypte, au Maroc, en Tripolitaine. Elles se répartissent en plus de soixante groupes comprenant 349 zaouïas, 76 oukla, 2,000 tolba, 57 chioukh, 2,149 moqaddim,1,512 chouach, 224,141 khouans, 8,232 derouich, 1,9821 ahbab, 27,172 khaouniet (femmes), 36 khoulafa, 5,894 foqra, 4,000 khoddam, au total près de 300,000 adhérents en chiffres ronds. Et ce chiffre est bien au-dessous de la vérité.
Systématiquement mais sûrement, le Personnel des confréries reli- gieuses dépouille ses ouailles. Le sacerdoce est devenu une profession libérale. Et quand, par hasard, le Khouan récalcitre, le maître envoie percevoir la taxe par son reqab (courrier) qui sollicite le paiement par la douceur d’abord, par la menace de la vengeance divine, quand le premier traitement ne réussit pas. Courbant l’échine, apeuré, l’affilié verse à ces hommes qui se disent les représentants de Dieu, l’argent qu’il gardait précieusement pour parer aux mauvais coups du sort ! Les diverses taxes : ziara, sadaqa, ghefara, etc. ... sont l’objet du chapitre intitulé « Système financier des confréries ». Elles s’élèvent selon notre approximation, à plus de sept millions, sans parler, bien entendu, des sommes d’argent considérables expédiées à l’étranger, au besoin par mandats postaux, ainsi qu’il nous a été donné de le constater, Plus de six mille agents de toutes catégories vivent, eux et leurs fa- milles, du travail de leurs coreligionnaires, et il n’est pas besoin d’insister sur ce fait, que dès qu’une vacance se produit, il y a pléthore de candidats. On dirait que le rêve de l’indigène est de se faire moine !
Conclusion : Stagnation de la richesse publique, appauvrissement de la population au seul profit d’une caste et diminution inquiétante dans le rendement de l’impôt. Nous avons apporté des soins particuliers à l’étude de ce chapitre du système financier, parce qu’il touche à la vie économique du pays. Nous n’avons rien négligé pour en montrer le fonctionnement dans tous ses détails. Après avoir pris, comme point de départ, la zaouïa telle qu’elle existait encore sous le gouvernement turc, c’est-à-dire avec ses biens hobous, apanages incessibles et insaisissables, nous avons essayé de faire ressortir les avantages que les croyants retiraient en échange de leurs constitutions pieuses en faveur des zaouïas et de leurs dons matériels aux hommes qui les dirigeaient. Les biens hobous disparus, un grand mécontentement devait s’ensuivre avec, pour conséquence inéluctable, la nécessité pour les Chioukh de se créer des recettes fixes et périodiques et pour leurs affiliés, de verser à ces hommes cupides et rapaces un argent péniblement amassé.
On conçoit aisément le rôle politique que ces puissances occultes, avec leur organisation centralisatrice et les moyens dont elles disposent, ont toujours été et sont encore appelées à jouer dans le monde musulman; on se souvient que, malgré les déclarations de Bonaparte toutes en faveur de l’Islam, l’action des sociétés secrètes pendant la campagne d’Égypte fut considérable : Des exaltés prêchaient ouvertement la guerre sainte ; à la moindre alerte, au Caire, les Khouans sortaient étendards en tête, et un badaoui alla jusqu’à s’écrier : « Sid Ahmed-El-Badaoui à l’Orient, et Sid Ibrahim-Ed- Doussouki à l’Occident tueront tous les chrétiens qui passeront à proximité d’eux. » Quelques autres faits saillants puisés entre mille, dans les annales historiques de l’Empire Ottoman et de l’Algérie nous ont suffi pour déterminer le rôle politique des Khouans. L’examen des causes et du développement du mouvement panislamique, dont les confréries sont l’âme, montrera combien est grand leur prestige sur les populations musulmanes et donnera une idée de l’habileté qu’elles emploient pour parvenir à diriger l’Islam contemporain.
Il y a là une situation qui préoccupe, au plus haut point, tous ceux qui ont le souci de la prospérité de notre colonie. Il y a là une œuvre de justice et de pitié à suivre sans faiblesse : il faut arracher aux mains rapaces des bigots qui la grugent sans merci, une popula- tion depuis trop longtemps excitée et surexcitée contre nos institutions par la parole et par des actes de folie politico-religieuse, comme l’insurrection de 1871. Cette œuvre est, heureusement, entreprise, et chose surprenante, se- condée par quelques-uns de ceux-là mêmes qui, d’après tout ce que nous venons de dire, devraient la combattre Car il ne faut pas croire qu’ils soient tous intraitables ou hostiles. A côté du fanatique, du percepteur avare, vivent heureusement des personnages de bien qui, en de généreuses aumônes, rendent, d’une main, ce qu’ils ont touché de l’autre. Il y en a même qui sont entièrement favorables à notre action. Mais, faut-il l’avouer, si pendant la première période de la conquête, sous le gouvernement du maréchal Bugeaud notamment, on s’occupait activement de ces personnages, il semble que, depuis la pacification, et surtout depuis une vingtaine d’années, on les ait un peu oubliés, sauf pour leur de- mander quelques services qu’ils nous ont, d’ailleurs, toujours rendus avec empressement. Avec sa haute autorité, M. Jules Cambon les a repris en main. Dès son arrivée en Algérie, il faisait appel, pour les besoins de la pénétration dans notre zone d’influence saharienne, à l’action de plusieurs chioukh religieux qui vivaient sinon dans un état confinant à l’hostilité, tout au moins dans un état d’oubli fatal à nos intérêts politiques dans l’Afrique du Nord et, plus particulièrement, dans la Colonie. Ce fut d’abord le chérif d’Ouazan, Mouley-A’bdesselam ben Larbi, grand maître de l’Ordre des Taïbïa qui, du Maroc vint renouer, à Alger, des relations d’amitié dont la tradition était perdue et se placer nettement sous la protection de la France, au service de laquelle on peut dire qu’il sacrifie sa vie. Plus près de nous et chez nous, ce sont les Ouled-Sidi-Cheikh qui, de la période d’expectative dans laquelle ils vivaient depuis la pacification de 1883, laquelle avait clos une insurrection d’une durée de près de vingt ans, passent tout à coup à une période d’action favorable à nos projets. Dans les territoires de commandement de la division de Constantine, la politique gouvernementale de pénétration saharienne a compté, depuis six ans, ses meilleurs appuis parmi les Tidjanïa. C’est encore à un des moqaddim de la même confrérie que nous de- vons d’avoir pu renouer des relations avec les Touaregs Azdjers, relations suivies de l’arrivée à Alger, en 1892, d’un miad targui. Enfin, du côté des Qadrïa, les zaouïa d’El-Aniche, de Rouissat et de Nefta (cette dernière en Tunisie), nous sont entièrement dévouées. Elles sont comme les meilleures avant-gardes de notre pénétration saharienne. Il en est de même de beaucoup de branches rahmaniennes. Ce rapide exposé, développé dans le chapitre « Rôle politique des con- fréries », démontre qu’avec de la patience, de la persévérance et des con- naissances approfondies des hommes et des choses du monde musulman, on peut arriver à des résultats qui font honneur au gouvernement qui sait les obtenir. Certes, l’influence des confréries est toujours puissante ; le khouan, toujours craintif et habitué à une incroyable passivité d’obéissance, ne peut ni n’ose lever le masque, dans la crainte du châtiment qui ne manquerait pas de l’atteindre. Cependant, si des efforts ont été tentés, il reste encore beaucoup à faire : au milieu de confréries ralliées, se répandent et prospèrent des associations hostiles; de l’extérieur, celles que nous ne pouvons atteindre, envoient en Algérie des émissaires et nous créent, sans cesse, de nouveaux ennemis. Plu- sieurs d’entre elles raniment l’esprit guerrier des Touareg, sont maîtresses des routes commerciales aboutissant au Soudan et, tout en propageant la haine contre l’infidèle, font le vide autour de nos possessions de l’Afrique du Nord. Il en résulte que le khouan vit, au milieu de nous, dans une espèce de compromis, fait de désir et de crainte, dans un temps de transition, d’inquiétude et de perplexité sur la marche des événements, assez bien déterminé, d’ailleurs, à se ranger du côté du plus fort et, jusqu’à présent, c’est la bigote- rie qui a tenu ce rôle. Notre tour paraît enfin venu. On trouvera, développé dans nos conclusions, le programme que nous avons essayé de dresser en vue de prendre la direction de la seule force qui subsiste chez nos indigènes, afin de nous en servir jusqu’au jour où, en lui opposant d’autres forces éclairées et civilisées, nous pourrons poursuivre sa désagrégation. Ce programme peut être résumé dans les conclusions générales suivantes : 1° Rapports avec les confréries religieuses sans distinction de doctrines, en vue de les placer sous notre tutelle et de faire de leurs dignitaires des imams non rétribués; 2° Rapports avec la masse indigène et pénétration des esprits, en opérant une sorte de mainmise sur les zaouïa existantes et en tolérant, par- tout où le besoin s’en fait sentir, la construction d’établissements similaires, afin de les réunir, progressivement, au domaine de l’État et de leur restituer leur triple caractère d’établissement de culte, d’instruction et de bienfaisance ;
3° Mise en œuvre de l’action des confréries religieuses qui ont des ra- mifications à l’extérieur, pour le rétablissement de nos relations politiques et commerciales avec le Soudan oriental et occidental et la pénétration de nos idées civilisatrices dans les autres pays de l’Islam. L’œuvre à entreprendre sera longue et laborieuse, mais une tentative, dût-elle ne pas donner, tout d’abord, les résultats que nous sommes en droit d’en attendre, ne pourra qu’honorer le gouvernement qui généralisera les essais déjà tentés, car on l’a dit fort judicieusement : l’indifférence pour le bienfait n’en altère pas le caractère. Nous avons devant les yeux l’exemple de la Bosnie et de l’Herzégovine, où le gouvernement autrichien a su donner au musulman toutes les satisfactions que sa religion et son état social exi- gent. Tel est l’ensemble de notre travail, travail qui serait incomplet si nous n’y avions annexé, dans des notices spéciales, les documents et renseigne- ments (titres, diplômes, états numériques, etc.) utiles pour permettre d’ap- précier l’origine, le rituel, l’évolution et le domaine géographique de chaque confrérie. Nous avons essayé de lever les pans du manteau musulman; nous l’avons fait sans prétention scientifique ni littéraire et nous réclamons, par avance, l’indulgence de ceux qui savent les difficultés qui entourent de pa- reils travaux.
Que M. Jules Cambon, à qui nous devons d’avoir pu entreprendre cette publication, veuille bien accepter ici l’hommage, que nous lui offrons, de notre profonde gratitude, pour les encouragements et les conseils dont il n’a cessé de nous entourer dans l’accomplissement de notre tâche. Qu’on nous permette, aussi, de remercier publiquement nos représentants à l’Étranger, ainsi que MM. les officiers des Affaires indigènes, les Administrateurs et les Maires de la Colonie qui, à la demande de .M: Jules Cambon, ont bien voulu lui faire parvenir les renseignements que nous avons mis en œuvre. Nous remercions également MM. les Interprètes militaires, particulièrement ceux du Gouvernement général, dont on lira les traductions dans ce livre, M. Accardo, chef du service des cartes et plans au Gouvernement général, pour le soin tout particulier qu’il à apporté dans l’établissement de la carte qui complète notre travail ; MM. Maupas, Pierron et Paoli, bi- bliothécaires à Alger, pour la gracieuse obligeance qu’ils ont apportée à nous procurer les ouvrages qu’il nous a fallu consulter ; M. le capitaine Cagniart, M. l’interprète militaire Arnaud, qui ont bien voulu nous donner d’utiles ren- seignements pour l’accomplissement de notre mission. Enfin, nous devons des remerciements tout particuliers à M. Belka- cem-el-Hafnaoui ben ech-Cheikh, khodja rédacteur au Mobacher, qui s’est journellement tenu à notre disposition et nous a prodigué, pour les traductions que nous avons dû entreprendre nous-mêmes, ses connaissances aussi étendues que discrètes.