1° Les Arabes et l’Arabie avant Mohammed : origines, divisions, caractère. — Mœurs et Coutumes : la tribu, le cheikh, la djemâa, les esclaves.
— La langue, les poètes, congrès littéraires, dégénérescence de la poésie, le meddah. — La boisson, les jeux de hasard. — La femme, sa condition. — Croyances et superstitions : le dieu d’Abraham, la Ca’ba, les divinités, grands cultes de l’Asie et de l’Europe, scepticisme;
2° Mohammed : sa naissance, sa jeunesse, son caractère, sa mission, son œuvre ;
3° Le Coran : idée dominante, esprit général, culte et pratiques, peines et récompenses, déduction ;
4° Les Hadits, la Sonna : Medahab, écoles orthodoxes, commentaires, Fataoua, un spécimen de Fetoua ;
5° Sectes hérésiarques nées au sein de l’islamisme, leurs subdivisions, leurs doctrines : Chiites (Cha’ïa), Kharédjites (Kbarédjïa), Mo’tazélites (Mo’tazila), Mordjites (Mordjïa), Nadjarites (Nadjarïa), Djabrites (Djabrïa), Mochabbihtes (Mochabbïha), Nadjites (Nadjïa).
Les confréries religieuses musulmanes étant intimement liées à la fondation et à l’évolution de l’Islam, il nous e paru nécessaire de ne rien négliger pour éclairer tous les faits qui s’y rattachent et dont quelques-uns, malgré leur ancienneté, font encore sentir leur influence dans le milieu musulman d’aujourd’hui. Nous commencerons donc par une rapide revue des temps antéislamiques dont nous aurons à tirer, à plus d’un titre, de précieux enseignements…
Suivant l’étude comparée des langues, des traditions et de la physiologie, les historiens anciens et nouveaux font remonter l’origine des arabes à Chus ou Couch, fils de Cham(1). Hérodote nous apprend que les Phéniciens issus des fils de Canaan, frère de Couch, ont laissé en Arabie des traces de leur passage(2). Plus concluante, la Bible mentionne l’établissement des enfants de Yectan (Yectanides) dans le midi de la péninsule et, à une époque moins ancienne, celui des descendants d’Ismaël dans le nord. Ces deux branches de la race sémitique ont progressivement absorbé celles des fils de Cham et sont généralement citées comme ayant formé la première souche du peuple arabe proprement dit. Les historiens arabes, tout en émettant les mêmes opinions sur leurs origines, désignent les races éteintes sous le nom de Baïda
les races subsistantes sous celui de Moutakkhara ou Baquïa . Ils classent ces dernières en A’riba, race primitive de laquelle descendaient les Amalica, les Adites, les peuples de Thamoud, de Tasm, de Djadis, tous issus de Sem, selon les uns, de Cham selon les autres; en Mouta’rriba
pour désigner les Yectanides et en Mousta’rriba que représentaient les Ismaélites dont la branche d’Adnan(3) est la seule connue. Le pays où ces peuplades s’étaient établies prit le nom d’Arabie, nom tiré de l’appellation des A’riba, et fut divisé, d’après les auteurs anciens, en trois régions : Arabie déserte, Arabie pétrée et Arabie heureuse; les Arabes le partageaient en huit parties :
1° Le Hedjaz, la plus célèbre, sinon la plus fertile, pays de la Mecque et de Médine, ces deux villes qui dominèrent et par l’influence religieuse et par l’importance des ports commerciaux qui les desservaient : Yambo pour Médine, Djedda pour la Mecque. Le Hedjaz, qui tire son nom de la chaîne de montagnes qui le traverse en partant de la Palestine pour se diriger vers l’isthme de Suez, a été le berceau de la postérité d’Adnan auteur, d’après la tradition, des arabes d’origine plus récente ou Mousta’rriba ;
2° L’Yémen, au sud du Hedjaz, remarquablement situé pour le com- merce entre la mer Rouge et les Indes. C’est le pays d’Aden, de Sana’a, de l’antique et merveilleuse Saba, de Moka, fameuse pour son café. Ses ha- bitants nommaient leur père Cahtan, qu’ils identifiaient avec Yectan, fils d’A’ber. Cette version est contredite par quelques historiens arabes qui croient Cahtan issu d’Ismaël(1), mais, en grande majorité, ils confirment la tradition. 3° L’Hadramaut, sur la mer des Indes ; 4° le Mahra; 5° l’Oman; 6° l’Hassa; 7° le Nedjed; 8° 1’Ahkaf, comprenant, en grande partie, la vallée intérieure de la péninsule. Nous ne saurions entreprendre, sans nous éloigner de notre sujet, de suivre l’évolution des diverses branches de ces races primitives, ni d’examiner leur domaine géographique(2). Qu’il nous suffise d’ajouter que ces divisions du pays paraissent se rapporter, soit aux degrés de fertilité du sol, soit aux races qui les ont peuplées. Les premiers habitants de l’Arabie devaient nécessairement subir l’influence du milieu où ils étaient placés. Ils avaient, par un singulier contraste, contracté les vices et les vertus inhérents à la nature même de leur pays, dont les aspects changeants offraient aux hommes les moyens les plus divers de satisfaire leurs besoins ou leurs aptitudes. En effet, admirable antithèse, tout se voyait dans l’antique Arabie : depuis les montagnes abruptes aux profonds abîmes, jusqu’aux plaines favorables à la charrue et aux pâturages; pays de végétation la plus variée, de fleurs aux doux parfums et de fruits savoureux, terre où l’on rencontrait le lis et l’hysope, le cactus et le jasmin, la datte et la figue, l’orange et l’abricot; ses rivages produisaient des perles précieuses, ses montagnes du marbre et des rubis; ici, le désert, avec sa solitude; là, la fécondité la plus intense. D’un tempérament sec et ardent, les hommes de cette contrée étaient tels que nous les connaissons aujourd’hui, sanguinaires et obséquieux, superstitieux et exaltés, avides de croyances et de fictions(1). Sobres d’esprit et de corps, ils pouvaient traverser le désert qui s’étend entre l’Égypte et la Syrie, avec la rapidité de la flèche; habitués aux moindres mouvements des sables brûlants des régions désertiques, ils étaient faits à leur exemple, pour l’action prompte, comme à l’exemple des doux rivages de l’Océan, dans l’Yémen, où l’air est toujours pur, où la saison des grandes chaleurs est en même temps celle des pluies, ils étaient faits pour le repos absolu. Au surplus, capables des plus grandes choses : « l’analogie de situation et de sentiment inspirait à tous les mêmes points d’honneur, le glaive, l’hospitalité, l’éloquence faisaient leur gloire; l’épée était l’unique garantie de leurs droits; l’hospitalité embrassait pour eux le code de l’humanité; et l’éloquence, à défaut d’écriture, servait à trancher les différends qui ne se vidaient pas par les armes »(2).
Une des conséquences de leur vie nomade, fut le groupement et l’organisation de tribus formant autant de petites républiques indépendantes et fières. La tribu était généralement composée de membres d’une même fa- mille qui se réunissaient autour d’un chef vénéré et tenant son titre de cheikh — (vénérable, seigneur) — de son droit d’aînesse. Ces associations, aux obligations variées, étaient basées sur les mœurs patriarcales des peuples primitifs; et à ce titre, il peut être intéressant de rapprocher leurs coutumes de celles des premiers habitants de l’Europe. Comme chez les peuples osques ou sabelliens, le guerrier s’élevait au- dessus des autres par ses exploits et sa hardiesse, et, à l’instar des Étrusques et des peuples pasteurs de l’Occident, le sentiment de la famille était poussé au plus haut degré. Les noms des aïeux étaient gravés dans la mémoire des enfants et formaient, avec les légendes qui s’y rattachaient, les archives de la famille que le cheikh dirigeait par ses conseils et dominait par son autorité toute paternelle. C’était lui qui préparait la guerre, dirigeait le combat, décidait les incursions et distribuait le butin. Les coutumes variaient, cependant, de tribu à tribu à cause des inté- rêts de chacune d’elles ou de leur rang dans la noblesse : celles qui faisaient remonter leur origine à Kahtan ou Yectan, et jusqu’à Nouh (Noé), le sauveur de l’humanité, se considéraient comme supérieures par leur naissance et constituaient la souche des grandes familles ; celles qui s’étaient infiltrées au milieu des premières étaient méprisées malgré leur esprit guerrier et leurs victoires. Toutes, grandes ou petites, gardaient d’ailleurs, avec un soin ja- loux, leur généalogie comme leur honneur. Au nombre des habitants de la tribu, figuraient les serviteurs, esclaves et affranchis attachés, pour la vie et la mort, à la famille qui les nourrissait et les protégeait. Le cheikh leur permettait de le suivre au combat et les admettait au partage du butin comme les comites germaniques, les soldurii aquitains, les membres des clans écossais, ou les clients italiens. C’était le patronat dans toute sa simplicité, avec quelque chose de plus patriarcal, rappelant les tribus d’Abraham et de Jacob.
Les siècles n’ont changé ni leur aspect, ni leur existence : toujours les mêmes rivalités sanglantes, le même esprit d’indépendance, les mêmes jalousies de leur liberté et de leurs croyances. A ces guerriers dont les descendants lancent, encore aujourd’hui, un regard de pitié au laboureur courbé sur le sillon, il fallait parfois former les faisceaux pour ne pas devenir la proie des conquérants qui désiraient régner à la fois sur les bords de l’Euphrate et du Nil. Dans ces circonstances, ils cessaient un instant leurs rivalités héréditaires pour combattre et concourir à la défense de leurs intérêts. A ces moments de péril, les chioukh (pluriel de cheikh) délibéraient sur l’opportunité de l’attaque ou de la défense. Leur chef, désigné par eux, prenait le titre d’émir (cheik suprême, prince, général) et préparait l’expédition.Bien que choisi, de préférence, parmi les plus puissants par la richesse, le nombre de leurs proches ou de leurs esclaves, ou parmi les plus vénérés par l’antiquité de la race, son autorité n’en était pas moins subordonnée à l’avis de l’assemblée (Djemâa), qui n’hésitait pas à lui appliquer la loi du talion, s’il venait à trahir ou à compromettre la dignité de ceux qu’il représentait.
Est-ce à dire que ces hommes graves n’avaient d’autres préoccupations que la guerre ? Les auteurs nous les présentent, au contraire, poètes autant que guerriers et commerçants : non pas de purs littérateurs, sans doute, car leur langue pauvre s’y opposait, mais de vrais troubadours qui savaient aussi bien chanter les sentiments doux ou terribles du cœur humain qu’exceller à manier le sabre ou à échanger des marchandises. L’absence de notions sur le monde matériel et moral des autres nations, le cercle restreint où le péninsulaire enfermait sa pensée devaient forcément l’amener à sentir plus vivement les impressions de sa vie entièrement faite de migrations, de combats et d’amour. De telle sorte qu’en dehors de quelques maximes philosophiques brahmaniques venues de l’Inde et passées en Arabie à la faveur d’un déguisement persan, tout le monde, depuis l’enfant jusqu’au vieillard, vivait d’imagination et, de légendes merveilleuses aussi antiques que les âges ; les esprits étaient nourris de faits prodigieux légués par les ancêtres ; c’était, entre autres, la conquête des Adites, leur luxe inouï, leurs palais enchantés; c’était Ad s’avançant victorieux souverain, vers le soleil levant, le dieu du jour ; c’était Scheddad, fils d’Ad, frappé par la foudre pour s’être cru dieu ; c’était le prophète Houd, « punissant une ville perverse en l’isolant du monde entier, en la privant d’être vue et entendue par les autres hommes, ville que les caravanes traversent sans l’apercevoir, dont l’air ne transmet plus la voix, dont le soleil n’éclaire plus les actions »(1).
Et ces légendes constituaient, pour les plus renommés parmi les poètes, un encouragement à se livrer à ces grands tournois de la parole où l’honneur, l’hospitalité, la vengeance, la description de la nature aux spectacles gracieux et solennels, faisaient l’objet de leurs exploits; quant aux obscurs, ils se contentaient d’exercer leurs talents en petits comités, devant un auditoire toujours altéré de merveilleux.