Bienvenue sur le site consacré à la tribu Ait Mzal

Être Berbère


Les premières mentions des populations que, depuis la conquête arabe, nous appelons berbères, remontent à l’antiquité pharaonique. Dès l’Ancien Empire, les Egyptiens étaient en relations étroites, tantôt guerrières, tantôt pacifiques, avec leurs voisins de l’Ouest, ces Lebou ou Libyens, Tehenu, Temehu, Meswesh, subdivisés en de nombreuses tribus. Ces événements historiques, en particulier a tentative d’invasion du Delta par Meryey, en l’an 5 du règne de Mineptah (1227 avant J.-C.), nous ont valu des précisions, des noms de personnages, des descriptions, par l’image et les hiéroglyphes, qui ont valeur historique et ethnographique. L’aspect physique, l’équipement, les vêtements, les armes des Lebou nous ont été transmis avec une précision quasi- photographique; les tatouages mêmes sont figurés. Les millénaires ont passé et malgré les vicissitudes d’une histoire particulièrement riche en conquêtes, invasions et tentatives d’assimilation, des populations du même groupe ethnique, les Berbères, subsistent dans un immense territoire qui commence à l’ouest de l’Egypte. Actuellement des populations parlant une langue berbère habitent dans une douzaine de pays africains, de la Méditerranée au sud du Niger, de l’Atlantique au voisinage du Nil. Cette région qui couvre le quart nord-ouest du continent n’est pas entièrement berbérophone, loin de là ! Aujourd’hui, dans cette région, l’arabe est la langue véhiculaire, celle du commerce, de la religion, de l’Etat, sauf dans la marge méridionale, du Sénégal au Tchad. Ainsi, les groupes berbérophones sont isolés, coupés les uns des autres et tendent à évoluer d’une manière divergente. Leur dimension et leur importance sont très variables. Les groupes Kabyle en Algérie, Braber et Chleuh au Maroc, représentent chacun plusieurs centaines de milliers d’individus tandis que certains dialectes, dans les oasis, ne sont parlés que par quelques dizaines de personnes. C’est la raison pour laquelle les cartes d’extension de la langue berbère n’ont pas grande signification. Le territoire saharien couvert pas les dialectes touaregs (tamahâq) en Algérie, Libye, Mali et Niger est immense mais les nomades berbérophones qui le parcourent et les rares cultivateurs de même langue ne doivent guère dépasser le nombre de 250 ou 300 000. Ils sont à peine plus nombreux que les habitants du Mzab, qui occupent dans le Sahara septentrional un territoire mille fois plus exigu. Le bloc Kabyle est dix fois plus peuplé que la région aurasienne, plus vaste, où est parlé un dialecte berbère différent. En fait il n’y a aujourd’hui ni une langue berbère, dans le sens où celle-ci serait le reflet d’une communauté ayant conscience de son unité, ni un peuple berbère et encore moins une race berbère. Sur ces aspects négatifs tous les spécialistes sont d’accord... et cependant les Berbères existent.

 

Le berbère, un berbère commun très ancien, qui n’a vraisemblablement existé que dans l’esprit des linguistes, et plus sûrement des parlers berbères plus proches entre eux que ne le sont les dialectes actuels, furent parlés dans la totalité du territoire que nous avons délimité, à l’exception du Tibesti, domaine de la langue téda (Toubou). Dans le Maghreb, les anciens Africains ont utilisé un système d’écriture, le libyque, d’où est dérivé l’alphabet tifinagh des Touaregs; or, des inscriptions libyques et des tifinagh anciens ont été retrouvés en grand nombre dans des régions aujourd’hui totalement arabisées (Tunisie, nord-est de l’Algérie, Rharb et région de Tanger au Maroc, Sahara septentrional...). Dans les pays du Nord cette écriture subit la concurrence du punique, puis du latin; on admet qu’elle était déjà oubliée lorsque fut introduit l’alphabet arabe au Vile siècle. En revanche, elle fut conservée et évolua suivant son génie propre dans les pays sahariens où elle n’avait eu à subir aucune concurrence.

 

Elle s’étendit même jusqu’aux îles Canaries dont les anciennes populations guanches étaient berbérophones. On peut donc affirmer qu’à un moment ou à un autre, les ancêtres des Berbères ont eu à leur disposition un système d’écriture original qui s’est répandu, comme eux, de la Méditerranée au Niger. L’autre argument qui pourrait être présenté à ceux qui, contre toute évidence, nieraient l’ancienne extension du berbère est donné par la toponymie : même dans les pays entièrement arabisés il subsiste toujours des noms de lieux qui ne s’expliquent que par le berbère. Donc, le berbère, auparavant omniprésent a, au cours des siècles, reculé devant l’arabe, mais le Maghrébin, même arabisé, se distingue toujours, et des Arabes de la Péninsule, et des Levantins, arabisés plus tôt que lui. En fait, dans la société musulmane nord-africaine et saharienne, il existe des Maghrébins arabophones ou arabo-berbères et des Maghrébins berbérophones qui conservent le nom de Berbères que les Arabes leur donnèrent.

 

Parmi les Arabo-berbères, qui ne constituent pas plus une entité sociologique que les Berbères, on distingue un groupe ancien, citadin, aux origines souvent très mêlées, car il faut tenir compte dans les villes des apports antérieurs à l’Islam, des réfugiés musulmans d’Espagne (Andalous) et des nouveaux venus généralement confondus sous le nom de Turcs, bien qu’ils fussent, pour la plupart, des Balkaniques et des Grecs de l’Archipel. Il existe aussi des groupes sédentaires, cultivateurs. Il existe enfin des nomades, ceux qui, dans le nord du Sahara (Regueibat, Chaamba, Ouled Sieman) sont les plus proches, linguistiquement et culturellement, des tribus arabes bédouines. C’est parmi ces derniers que l’on peut trouver d’authentiques descendants des Solaïm et des Mâq’il. A côté de ces populations arabes ou arabisées, vivent des sociétés berbères qui sont, comme elles, toutes musulmanes, à l’exception des anciens Guanches des îles Canaries qui furent à la fois évangélisés et hispanisés, et quelques rares familles kabyles converties au christianisme à la fin du XIXC siècle. Ces Berbéries sont encore plus diverses que les groupes arabo-berbères. Parmi ces populations qui parlent des dialectes divers mais suffisamment apparentés pour être tous qualifiés sans hésitation de berbères, on reconnaît tous les genres de vie traditionnels des pays méditerranéens et subtropiçaux. Des cultivateurs arboriculteurs sont de vrais paysans attàchés à leur terroir, comme les montagnards kabyles ou riffains, hommes’de l’olivier et du figuier, ou comme le jardinier de l’oasis soucieux de ses palmiers dattiers, de ses abricotiers et de ses carrés de légumes, mais il y a aussi des céréaliculteurs de montagnes arides comme les Matmata du Sud tunisien, les Chleuhs de l’Anti-Atlas marocain qui savent, les uns et les autres, construire des terrasses sur les versants escarpés pour conserver et les terres et l’humidité; d’autres régions connaissent des arboriculteurs-éleveurs, semi-nomades, tels que les Chaouïa de l’Aurès qui doivent leur nom, arabe, à leur vie pastorale (Chaouïa veut dire bergers). Quel contraste entre ces rudes montagnards et cette société citadine saharienne qui s’est spécialisée dans le négoce transsaharien et le petit commerce dans le Tel algérien, ces Mzabites dont le particularisme religieux (ibadisme) explique l’isolement et la spécialisation économique D’autres pasteurs montagnards pratiquent une longue transhumance, comme la puissante confédération des AÏt ‘Atta dans et autour du Mont Sargho (Sud marocain) ou les Beni Mguild du Moyen Atlas. De grands nomades sahariens, enfin, élèvent des troupeaux faméliques de chameaux et de chèvres; pour eux les razzias furent, et jusqu’au début du siècle pour les Touaresg, le complément normal des faibles ressources arrachées à une nature inhumaine.

 

Qu’y a-t-il de commun entre le chamelier voilé d’indigo, aussi sec qu’une branche épineuse d’acacia, et l’épicier mzabite, débonnaire et calculateur, entre le jardinier kabyle et le pasteur braber? Bien plus qu’on ne le dit ou le croit. Il y a, en premier lieu, la langue à laquelle se rattachent leurs différents parlers. L’unité de vocabulaire est incontestable; des îles Canaries à l’Oasis de Siouah en Egypte, de la Méditerranée au Niger. Les principes fondamentaux de la langue, la grammaire comme la simple phonétique, ont résisté remarquablement à une très ancienne séparation et à la différenciation des genres de vie. Or l’unité linguistique fondamentale correspond nécessairement à des systèmes de pensée très proches, même si le comportement extérieur diffère. Cette parenté très profonde se retrouve également dans l’organisation sociale. Dans les formes artistiques, des règles communes, à vrai dire très simples, qui ont fait parler à tort d’un art berbère, se retrouvent aussi bien chez les arabophones il s’agit d’un art rural maghrébin et saharien, très fortement géométrique, préférant les motifs rectilinéaires à la courbe et au volume. Indépendants des techniques, les motifs, obéissant aux mêmes règles d’une géométrie stricte et parfois savante, se retrouvent aussi bien sur les céramiques et les tissages que sur le cuir, le bois ou la pierre. Or cet art très ancien présente, chez les sédentaires, une remarquable permanence, il est lié à ces populations au mépris des siècles, des conversions religieuses, des assimilations culturelles. Comme un fleuve tantôt puissant, tantôt souterrain, il est toujours présent dans l’inconscient du Maghrébin. Souvent étouffé par le triomphe citadin des cultures étrangères, il est capable d’étonnantes résurgences, apparemment anachroniques, dès que faiblit l’apport extérieur des formes artistiques plus savantes. C’est un art anhistorique.

 

En aucun moment de leur longue histoire les Berbères ne semblent avoir eu conscience d’une unité ethnique ou linguistique. De fait, cette unité berbère ne pourrait être trouvée que dans la somme de caractères négatifs. Est berbère ce qui n’est pas d’origine étrangère, c’est-à-dire ce qui n’est ni punique, ni latin, ni vandale, ni byzantin, ni arabe, ni turc, ni européen (français, espagnol, italien). Soulevez ces différentes strates culturelles, certaines insignifiantes, d’autres d’une puissance et d’un poids considérables, et vous retrouvez le Numide et le Gétule, dont les descendants, avec un entêtement narquois, sous d’autres noms, sous d’autres croyances, pratiquent le même art de vivre, conservent dans l’exploitation d’une nature peu généreuse des techniques d’une étonnante permanence. Cette permanence a une explication très simple; cultivateurs et nomades berbères n’ont connu la révolution industrielle, niveleuse des coutumes et des techniques, que sur une frange étroite de leur domaine. Depuis quelques décennies cette révolution s’étend, gagnant les campagnes et les déserts les plus reculés; du même coup les particularismes s’estompent, et disparaissent ainsi des coutumes plus vieilles que l’Histoire.

 

On serait tenté de dire que l’Histoire de l’Afrique du Nord et du Sahara n’est que l’histoire de conquêtes et de dominations étrangères que les Berbères auraient subies avec plus ou moins de patience. Leur rôle dans l’Histoire se serait borné à une « résistance » dont le maintien de la langue, du droit coutumier et de formes archaïques d’organisation sociale serait le plus beau fleuron. Mais l’Histoire a horreur des simplifications, surtout lorsqu’elles sont abusives et prêtent aux siècles passés des conceptions politiques d’aujourd’hui. - En fait on pourrait inverser les prémisses et demander comment des populations aussi malléables aux cultures étrangères, au point que certaines sont devenues tour à tour puniques, romano-africaines, arabes, ont pu rester aussi fidèles à leurs coutumes, à leur langue, à leurs traditions techniques, en un mot rester elles-mêmes. C’est cela être berbère. Condamner les Berbères à un rôle historique passif, c’est-à-dire quasiment nul, en ne voyant en eux qu’une infatigable piétaille et une bonne cavalerie au service de dominateurs étrangers, même si on reconnaît que ces contingents furent les vrais conquérants de l’Espagne au Ville siècle et de l’Egypte au Xe siècle, n’est qu’une aberration non dépourvue de racisme. Elle doit être définitivement rejetée.

 

Ces longs siècles d’histoire ne sont pas faits seulement d’une anonyme durée berbère; ici comme ailleurs des hommes et des femmes de caractère ont marqué leur temps d’une empreinte vigoureuse mais l’Histoire, écrite par les étrangers, n’en a pas toujours conservé le souvenir qu’ils méritaient. L’Encyclopédie berbère se propose de révéler cette durée et d’éclairer ces figures berbères.