La formation de la population berbère, ou plus exactement des différents groupes berbères, demeure une question très controversée parce qu’elle fut mal posée. Les théories diffusionnistes ont tellement pesé depuis l’origine des recherches que toute tentative d’explication reposait traditionnellement sur des invasions, des migrations, des conquêtes, des dominations. Tour à tour ont été évoqués l’Orient pris globalement (Mèdes et Perses), la Syrie et le pays de Canaan, l’Inde et l’Arabie du Sud, la Thrace, la mer Egée et l’Asie mineure, mais aussi l’Europe du Nord, la Péninsule ibérique, les îles et la Péninsule italiennes... Il est sûrement plus difficile de rechercher les pays d’où ne viennent pas les Berbères! Et si les Berbères ne venaient de nulle part? Plutôt que de rechercher avec plus ou moins de bonheur de vagues ressemblances de tous ordres et d’amalgamer des données de significations différentes, voire contradictoires, ne vaut-il pas mieux commencer par examiner les Berbères eux-mêmes et les restes humains antérieurs à l’époque historique, époque où, nous le savons, la population actuelle s’était déjà mise en place? En un mot nous devons logiquement accorder la primauté à l’Anthropologie. Mais celle-ci ne permet pas aujourd’hui de définir la moindre originalité « berbère » dans l’ensemble de la population sud- méditerranéenne. Ce qui permet aujourd’hui encore de mentionner des groupes berbères dans le quart nord-ouest de l’Afrique est d’autre qualité, culturelle plus que physique. Parmi ces données culturelles la principale demeure la langue. Nous examinerons donc successivement les données de l’Anthropologie et celles de la Linguistique.
Sans rechercher les origines mêmes de l’homme en Afrique du Nord, nous devons cependant remonter allègrement les millénaires pour comprendre comment s’est constitué le peuplement de cette vaste région actuellement pincée entre le désert et la Méditerranée. Plaçons-nous au début de l’époque qu’en Europe les préhistoriens nomment Paléolithique supérieur : à ce moment vit déjà au Maghreb un homme de notre espèce, Homo sapiens sapiens, plus primitif que son contemporain européen, l’Homme de Cro-Magnon et qui est l’auteur de l’Atérien, culture dérivée du Moustérien. Cet homme atérien découvert à Dar es-Soltan (Maroc) présente suffisamment d’analogies avec l’homme moustérien du Mont Irhoud pour qu’on puisse admettre qu’il en soit issu. Plus intéressante encore est la reconnaissance d’une filiation entre cet homme atérien et son successeur, connu depuis fort longtemps au Maghreb sous le nom d’Homme de Mechta el Arbi. L’Homme de Mechta el-Arbi est un cromagnoïde; il en présente les caractères physiques dominants; la grande taille (1,74 m en moyenne pour les hommes), la forte capacité crânienne (1 650 cc), la disharmonie entre la face large et basse, aux orbites de forme rectangulaire plus larges que hautes et le crâne qui est dolichocéphale ou mésocéphale.
A ses débuts l’Homme de Mechta el-Arbi est associé à une industrie, nommée Ibéromaurusien, qui occupait toutes les régions littorales et telliennes. L’Ibéromaurusien, contemporain du Magdalénien et de l’Azilien européens, a déjà les caractères d’une industrie épipaléolithique en raison de la petite taille de ses pièces lithiques. Ce sont très souvent de petites lamelles dont l’un des tranchants a été abattu pour former un dos. Ces objets étaient des éléments d’outils, des sortes de pièces détachées dont l’agencement dans des manches en bois ou en os procurait des instruments ou des armes efficaces.
Traditionnellement, on pensait que l’Homme de Mechta el-Arbi, cousin de l’Homme de Cro-Magnon, avait une origine extérieure. Les uns imaginaient les Hommes de Mechta el-Arbi, venus d’Europe, traversant l’Espagne et le détroit de Gibraltar pour se répandre à la fois au Maghreb et aux îles Canaries dont les premiers habitants, les Guanches, avaient conservé l’essentiel de leurs caractères physiques avant de se mêler aux conquérants espagnols. D’autres pensaient que l’Homme de Mechta el-Arbi descendait d’Homo sapiens apparu en Orient (Homme de Palestine) et que de ce foyer originel s’étaient développées deux migrations. Une branche européenne aurait donné l’Homme de Cro-Magnon, une branche africaine aurait mis en place l’Homme de Mechta el-Arbi. Origine orientale, origine européenne, deux éléments d’une alternative qui apparaît déjà dans les récits légendaires de l’Antiquité ou dans les explications fantaisistes de l’époque moderne et qui se retrouve dans les hypothèses scientifiques actuelles. Malheureusement l’une et l’autre présentaient de grandes anomalies qui les rendaient difficilement acceptables. Ainsi la migration des Hommes de Cro-Magnon à travers l’Espagne ne peut être jalonnée; bien mieux, les crânes du Paléolithique supérieur européen ont des caractères moins accusés que leurs prétendus successeurs maghrébins.
Les mêmes arguments peuvent être opposés à l’hypothèse d’une origine proche-orientale des Hommes de Mechta el-Arbi: aucun document anthropologique entre la Palestine et la Tunisie ne peut l’appuyer. De plus, nous connaissons les habitants du Proche-O-rient à la fin du Paléolithique supérieur, ce sont les Natoufiens, de type prot editerranéen, qui diffèrent considérablement des Hommes de Mechta eP-Arbi. Comment expliquer, si les Hommes de Mechta el-Arbi ont une ascendance proche-orientale, que leurs ancêtres aient quitté en totalité ces régions sans y laisser la moindre trace sur le plan anthropologique? Reste donc l’origine locale, sur place, la plus simple (c’est la raison pour laquelle sans doute on n’y croyait guère!) et aujourd’hui la plus évidente depuis la découverte de l’Homme atérien. Les anthropologues spécialistes de l’Afrique du Nord comme M.-C. Chamla et D. Ferembach admettent aujourd’hui une filiation directe, continue, depuis les néandertaliens nord-africains (Hommes du Mont Irhoud) jusqu’aux Cromagnoïdes que sont les Hommes de Mechta el-Arbi. L’Homme atérien de Dar es-Soltane serait l’intermédiaire mais qui aurait déjà acquis les caractères d’Homo sapiens sapiens.
Le type de Mechta el-Arbi va s’effacer progressivement devant d’autres hommes, mais sa disparition ne fut jamais complète. Ainsi trouve-t-on encore 8 % d’hommes mechtoïdes parmi les crânes conservés des sépultures protohistoriques et puniques (Chamla, 1976). De l’époque romaine, dont les restes humains ont longtemps été dédaignés par les archéologues « classiques », on connaît encore quelques crânes de l’Algérie orientale qui présentent des caractères mechtoïdes. Du type de Mechta el-Arbi il subsiste encore quelques très rares éléments dans la population actuelle qui, dans sa quasi totalité, appartient aux différentes variétés du type méditerranéen : quelques sujets méso ou dolichocéphales à face basse, de taille élevée, et au rapport crâniofacial disharmonique, rappellent les principaux caractères des Hommes de Mechta el-Arbi. Ils représentent tout au plus 3 % de la population au Maghreb; ils sont nettement plus nombreux dans les îles Canaries. A partir du Ville millénaire, on voit apparaître dans la partie orientale du Maghreb (nous sommes complètement ignorants de ce qui se passait au même moment, sur le plan anthropologique, dans les confins de l’Egypte et de la Libye), un nouveau type d’Homo sapiens qui a déjà les caractères de certaines populations méditerranéennes actuelles. Il est aussi de taille élevée (1,75 m pour les hommes de Medjez II, 1,62 m pour les femmes), mais il se distingue de l’Homme de Mechta el-Arbi par une moindre robustesse, un rapport crânio-facial plus harmonique puisque à un dolichocrâne correspond une face haute et plus étroite, les orbites sont plus carrées et le nez plus étroit. Les reliefs osseux de ce nouveau type humain sont atténués, l’angle de la machoire, en particulier, n’est pas déjeté vers l’extérieur, il n’y a donc pas extroversion des gonions comme disent les anthropologues. Or ce caractère est très fréquent, sinon constant chez les Hommes de Mechta.
Ce type humain a reçu le qualificatif de Protoméditerranéen. Des groupes anthropologiquement très proches se retrouvent, à la même époque ou un peu avant, en Orient (Natoufiens) et dans divers pays de la Méditerranée où ils semblent issus du type de Combe Capelle (appelé en Europe centrale Homme de Brno) qui est distinct de l’Homme de Cro-Magno-’Aussi D. Ferembach suppose-t-elle l’existence en Orient, au Paléolithique supérieur, d’une homme proche de Combe Capelle. Manifestement l’Homme de Mechta el-Arbi n’a pu donner naissance aux hommes proto méditerranéens. Ceux-ci, qui vont progressivement le remplacer, apparaissent d’abord à l’est, tandis que les Hommes de Mechta el-Arbi sont encore, au Néolithique, les plus nombreux dans l’Ouest du pays. Cette progression d’est en ouest indique bien qu’il faut chercher au-delà des limites du Maghreb l’apparition de ce type humain proto méditerranéen. Un consensus genéral de tous les spécialistes, anthropologues et préhistoriens, se dégage aujourd’hui pour admettre qu’il est venu du Proche-Orient. On peut, à la suite de M.-C. Chamla, reconnaître parmi les Proto méditerranéens deux variétés. La plus fréquente, sous-type de Médjez II, au crâne élevé, est orthognate, le second, moins répandu, celui de l’Aïn Dokkara, à voûte crânienne plus basse, est parfois prognate, sans toutefois présenter les caractères négroïdes sur lesquels on avait à tort attiré l’attention. Ces hommes sont porteurs d’une industrie préhistorique qui a reçu le nom de Capsien, du nom antique de Gafsa (Capsa). Le Capsien couvre une période moins longue que l’Ibéromaurusien; elle s’étend du Ville au Ve millénaire. Grâce au grand nombre de gisements plaisamment nommées escargotières et à la qualité des fouilles qui y furent conduites, on a une connaissance satisfaisante des Capsiens et de leurs activités. On peut, dans leur cas, parler d’une civilisation dont les nombreux faciès régionaux reconnus à travers la Tunisie et l’Algérie révèlent certains traits constants.
Sans nous appesantir sur l’industrie de pierre caractérisée par des outils sur lames et lamelles à bord abattu, des burins, des armatures de formes géométriques (croissants, triangles, trapèzes) nous rappelleront qu’elle est fort belle, remarquable par les qualités du débitage, effectué parfois, au cours du Capsien supérieur, par pression, ce qui donne des lamelles normalisées. Elle est remarquable également par la précision de la retouche sur des pièces d’une finesse extraordinaire, comme par exemple les micros perçoirs courbes dits de l’Aïn Khanga. Mais le Capsien possède d’autres caractères qui ont pour l’archéologue et l’ethnologue une importance plus grande, je veux parler de ses oeuvres d’art. Elles sont les plus anciennes en Afrique et on peut affirmer qu’elles sont à l’origine des merveilles artistiques du Néolithique. Elles sont mêmes, et ceci est important, à l’origine de l’art berbère. Il y a un tel air de parenté entre certains de ces décors capsiens ou néolithiques et ceux dont les Berbères usent encore dans leurs tatouages, tissages et peintures sur poterie ou sur les murs, qu’il est difficile de rejeter toute continuité dans ce goût inné pour le décor géométrique, d’autant plus que les jalons ne manquent nullement des temps protohistoriques jusqu’à l’époque moderne. Sur le plan anthropologique les hommes capsiens présentent peu de différence avec les habitants actuels de l’Afrique du Nord, Berbères ou arabophones qui sont presque toujours des Berbères arabisés. Nous tenons, avec les Proto méditerranéens capsiens, les premiers Maghrébins que l’on peut, sans imprudence, placer en tête de la lignée Origines berbère. Cela se situe il y a quelque 9 000 ans! Certes tout concorde à faire admettre, comme nous l’avons dit ci-dessus, que ces Capsiens ont une origine orientale. Rien ne permet de croire à une brusque mutation des Mechtoïdes en Méditerranéens alors que les Natoufiens du Proche- Orient dont les caractères anthropologiques, affirmés antérieurement aux Capsiens, sont du même groupe humain qu’eux et que dans leur civilisation on peut retrouver certains traits culturels qui s’apparentent au Capsien.
Mais cette arrivée est si ancienne qu’il n’est pas exagéré de qualifier leurs descendants de vrais autochtones. Cette assertion est d’autant plus recevable qu’il ne subsiste que quelques traces des premiers occupants Mechtoïdes. Il est même troublant de constater que si Protoméditerranéens et Mechta el-Arbi ont pendant longtemps cohabité dans les mêmes régions, puisque ces derniers ont survécu jusqu’au Néolithique, même dans la partie orientale qui fut « capsianisée » plus tôt, ils ne se sont pas métissés entre eux. L’atténuation des caractères mechtoïdes que l’anthropologue constate chez certaines populations antérieures à l’arrivée des Protoméditerranéens ne peut s’expliquer que par une évolution interne répondant au phénomène général de gracilisation. De même, les Protoméditerranéens les plus robustes ou les plus archaïques ne présentent aucun caractère mechtoïde et les plus évolués s’écartent encore davantage de ce type. Si nous passons aux temps néolithiques il n’est pas possible de saisir un’ changement notable dans l’évolution anthropologique du Maghreb. On note la persistance du type de Mechta el-Arbi dans l’Ouest et même sa progression vers le Sud le,long des côtes atlantiques tandis que le reste du Sahara, du moins ai sud du Tropique du Cancer, est alors uniquement occupé par des nêroïdes. Les Proto méditerranéens s’étendent progressivement. Arrivés \à l’aube des temps historiques nous constatons que les hommes enterrés dans les tumulus et autres monuments mégalithiques sont du type méditerranéen quelle que soit leur localisation, sauf dans les régions méridionales où des éléments négroïdes sont discernables. Le Maghreb s’est donc, sur le plan anthropologique, « méditerranéisé » sinon déjà berbérisé. Mais une autre constatation s’impose immédiatement : certains de ces Méditerranéens sont de stature plus petite, leurs reliefs musculaires plus effacés, les os moins épais, en un mot, leur squelette est plus gracile. A vrai dire, les différences avec les Proto méditerranéens ne sont pas tranchées : il existe des formes de passage et de nombreuses transitions entre les Méditerranéens robustes et les Méditerranéens graciles. De plus, il n’y a pas eu élimination des uns par les autres puisque ces deux sous-types de la race méditerranéenne subsistent encore aujourd’hui. Les premiers forment le sous-type atlanto-méditerranéen bien représenté en Europe depuis l’Italie du Nord jusqu’en Galice; le second est appelé ibéro-insulaire qui domine en Espagne du Sud, dans les 11es et l’Italie péninsulaire.
En Afrique du Nord, ce sous-type est très largement répandu dans la zone tellienne, en particulier dans les massifs littoraux, du Nord de la Tunisie, en Kabylie, au Rif dans le Nord du Maroc, tandis que le type robuste s’est mieux conservé chez les Berbères nomades du Sahara (Touaregs) dans les groupes nomades arabisés de l’Ouest (Regueibat), chez les Marocains du Centre et surtout du Sud (Aït ‘Atta, Chleuh). Mais les deux variétés coexistent jusqu’à nos jours dans les mêmes régions. Ainsi en Kabylie, d’après une étude récente de M.-C. Chamla, le type méditerranéen se rencontre dans 70 % de la population mais se subdivise en trois sous-types : l’ibéro-insulaire dominant caractérisé par une stature petite à moyenne, à face très étroite et longue, l’atlanto-méditerranéen également bien représenté, plus robuste et de stature plus élevée, mésocéphale, un sous-type « saharien », moins fréquent (15 %), de stature élevée, dolichocéphale à façe longue. Un second élément qualifié d’alpin en raison de sa brachycéphalie, sa face courte et sa stature peu élevée, représente environ 10 % de la population, mais M.-C. Chamia répugne à le confondre avec des Alpins véritables et songe plutôt à une variante « brachycéphalisée » du type méditerranéen. Un troisième élément à affinités arménoïdes, de fréquence égale au précédent, se caractérise par une face allongée associée à un crâne brachycéphale.
En quantités infimes s’ajoutent à ce stock quelques individus conservant des caractères mechtoïdes, quelques métis issus d’un élément négroïde plus ou moins ancien et des sujets à pigmentation claire de la peai, des yeux et des cheveux. Cèt exemple montre la diversité du peuplement du Maghreb. Mais nous )ie sommes plus au temps où la typologie raciale était le but ultime de la recherche anthropologique. Il était alors tentant d’assimiler les « types » ou « races » à des groupes humains venant s’agglutiner, au cours des siècles, à un ou plusieurs types plus anciens. Les recherches modernes, dans le monde entier, ont montré combien l’homme était, dans son corps, infiniment plus malléable et sensible aux variations et particulièrement à l’amélioration des conditions de vie. La croissance de la taille, au cours des trois dernières générations, est un phénomène général largement ressenti et connu de l’opinion publique mais, aussi, facilement mesurable grâce aux archives des bureaux de recrutement.
D’autres travaux ont montré que la forme du crâne variait par « dérive génétique » comme disent les biologistes sans qu’il soit possible de faire appel au moindre apport étranger pour expliquer ce phénomène. Cette malléabilité, cette sensibilité aux facteurs extérieurs tels que les conditions de vie et une orientation imprévisible due au hasard de la génétique paraissent, à bien des anthropologues modernes, suffisantes pour faire l’économie de nombreuses et mythiques migrations et invasions dans la constitution des populations historiques. De nos jours l’évolution sur place paraît plus probable. Ainsi s’expliquerait l’apparition de la variété ibéro-insulaire à l’intérieur du groupe méditerranéen africain par le simple jeu de la gracilisation. Aucune différence de forme n’apparaît entre les crânes des époques capsienne, protohistorique et moderne ; seules varient les dimensions et dans un sens général qui est celui de la gracilisation. Les Proto méditerranéens capsiens constituent certes le fond du peuplement actuel du Maghreb, mais le mouvement qui les amena, dans les temps préhistoriques, du Proche-Orient en Afrique du Nord, ne cessa à aucun moment. Ils ne sont que les prédécesseurs d’une longue suite de groupes, certains peu nombreux, d’autres plus importants. Ce mouvement, quasiment incessant au cours des millénaires, a été, pour les besoins de la recherche archéologique ou historique, sectionné en « invasions » ou « conquêtes » qui ne sont que des moments d’une durée ininterrompue.
Après les temps capsiens, en effet, au Néolithique, sont introduits animaux domestiques, moutons et chèvres dont les souches sont exotiques et les premières plantes cultivées qui sont, elles aussi, d’origine extérieure : ces animaux et ces plantes ne sont pas arrivés seuls, même si les hommes qui les introduisirent ont pu être fort peu nombreux. A cette époque la plus grande partie du Sahara était occupée par des pasteurs négroïdes. Il est possible que, chassés par l’assèchement intervenu après le 111e millénaire, certains groupes se soient déplacés vers le Nord et aient atteint le Maghreb. Certains sujets négroïdes ont été reconnus dans les gisements néolithiques du Sud tunisien, et au IVe siècle avant J.-C., d’après Diodore de Sicile, il existait des populations semblables aux Ethiopiens (c’est-à-dire des gens de peau &f dans le Teli tunisien, dans l’actuelle Kroumirie. Mais cet apport proprement africain semble insignifiant par rapport au mouvement insidieux mais continu qui se poursuit à l’Age des Métaux lorsqu’apparaissent les éleveurs de chevaux, d’abord « Equidiens », conducteurs de chars, puis cavaliers qui conquirent le Sahara en asservissant les Ethiopiens. Ces cavaliers, les historiens grecs et latins les nommeront Garamantes à l’est, Gétules au centre et à l’ouest. Leurs descendants, les Berbères sahariens, dominèrent longtemps les Haratins qui semblent bien être les héritiers des anciens Ethiopiens.
Au cours même de la domination romaine, puis vandale et byzantine, nous devinons de longs glissements de tribus plus ou moins turbulentes à l’extérieur du Limes romain puis dans les terres mêmes de ce qui avait été l’Empire. Ainsi, la confédération que les Romains nomment Levathae et qui était au IVe siècle en Tripolitaine, se retrouve au Moyen Age, sous le nom de Louata, entre l’Aurès et l’Ouarsenis. Ces Louata appartiennent avec de nombreuses autres tribus au groupe [[Zénètess]], le plus récent des groupes berbérophones dont la langue se distingue assez nettement de celle des groupes plus anciens que l’on pourrait nommer Paléoberbères. Les troubles provoqués par l’irruption [[Zénètess]] s’ajoutant aux convulsions politiques, religieuses et économiques que subirent les provinces d’Afrique, favorisèrent grandement les entreprises conquérantes des Arabes. Quatre siècles plus tard, la succession des invasions bédouines, des Beni Hilal, Solaïm, Ma’qil, ne sont, elles aussi, que des moments —retenus par l’Histoire— d’un vaste mouvement qui débuta une dizaine de millénaires plus tôt.
Si la population du Maghreb a conservé, vis-à-vis du Proche-Orient, une originalité certaine, tant physique que culturelle, c’est qu’un second courant, nord-sud celui-ci, tout en interférant avec le premier, a marqué puissamment de son empreinte ces terres d’Occident. Ce courant méditerranéen s’est manifesté dès le Néolithique. Le littoral du Maghreb connaît alors les mêmes cultures que les autres régions de la Méditerranée occidentale, les mêmes styles de poterie. Tandis qu’au sud du détroit de Gibraltar apparaissent des techniques aussi caractéristiques que le décor « cardial » fait à l’aide d’une coquille de mollusque marin, style européen qui déborde sur le Nord du Maroc, à l’est se répandent les industries en obsidienne venues des îles italiennes. En des âges plus récents, la répartition de monuments funéraires, comme les dolmens et les hypogées cubiques, ne peut s’expliquer que par un établissement permanent d’un ou plusieurs groupes méditerranéens venus d’Europe. Cet apport méditerranéen proprement dit a eu certes plus d’importance culturelle qu’anthropologique. Mais si certains éléments culturels peuvent, pour ainsi dire, voyager tout seuls, les monuments et les rites funéraires me paraissent trop étroitement associés aux ethnies pour qu’on puisse imaginer que la construction de dolmens ou le creusement d’hypogées aient pu passer le détroit de Sicile et se répandre dans l’Est du Maghreb sans que des populations assez cohérentes les aient apportés avec elles. Sans réduire la primauté fondamentale du groupe proto méditerranéen qui est continental, originaire de l’Est et qui connut des enrichissements successifs, on ne doit pas négliger pour autant ces apports proprement méditerranéens, plus récents, moins importants sur le plan anthropologique, mais plus riches sur le plan culturel. C’est de l’interférence de ces deux éléments principaux auxquels s’ajoutèrent des apports secondaires venus d’Espagne et du Sahara que sont nées, au cours des siècles, la population et la civilisation rurale du Maghreb.
L’apport des études linguistiques ne peut être négligé dans un essai de définition des origines berbères dans la mesure où la langue est aujourd’hui le caractère le plus original et le plus discriminant des groupes berbères disséminés dans le quart nord-ouest du continent africain. Les idiomes berbères adoptent et « berbérisants » facilement nombre de vocables étrangers : on y trouve des mots latins, arabes (parfois très nombreux : on compte jusqu’à 35 % d’emprunts lexicaux arabe, en kabyle), français, espagnols... Il semble que le libyque ait été tout aussi perméable aux invasions lexicales et onomastiques. On doit par conséquent se montrer très prudent devant les rapprochements aussi nombreux que hasardeux proposés entre le berbère et différentes langues anciennes par des amateurs ou des érudits trop imprudents. D’après Bertholon, le libyque aurait été un dialecte hellénique importé par les Thraces; d’autres y voient des influences sumériennes ou touraniennes. Plus récemment, l’archétype basque a été mis en valeur, avec des arguments à peine moins puérils. Les amateurs du début du siècle croyaient, en effet, pouvoir fonder leurs apparentements en constituant de longues listes de termes lexicaux parallélisés avec ceux de la langue de comparaison. De tels rapprochements sont faciles, on peut ainsi noter de curieuses convergences de vocabulaire aussi bien avec les dialectes amérindiens qu’avec le finnois.
Ces dévergondages intellectuels expliquent l’attitude extrêmement prudente de certains berbérisants qui apparaît dans un texte célèbre d’A. Basset : « En somme la notion courante du berbère, langue indigène et seule langue indigène jusqu’à une période préhistorique... repose essentiellement sur des arguments négatifs, le berbère ne nous ayant jamais été présenté comme introduit, la présence, la disparition d’une autre langue indigène ne nous ayant jamais été clairement attestées » (La langue berbère. L’Afrique et l’Asie, 1956). Malgré leur nombre et un siècle de recherches, les inscriptions libyques demeurent en grande partie indéchiffrées. Comme le signalait récemment S. Chaker (1973), cette situation est d’autant plus paradoxale que les linguistes disposent de plusieurs atouts : des inscriptions bilingues puniques libyques et latines libyques, et la connaissance de la forme moderne de la langue ; car, si nous n’avons pas la preuve formelle de l’unité linguistique des anciennes populations du Nord de l’Afrique, toutes les données historiques, la toponymie, l’onomastique, le lexique, les témoignages des auteurs arabes confirment la parenté du libyque et du berbère. En reprenant l’argument négatif dénoncé par A. Basset, mais combien déterminant à mon avis, si le libyque n’est pas une forme ancienne du berbère on ne voit pas quand et comment le berbère se serait constitué. Les raisons de l’échec relatif des études libyques s’expliquent, en définitive, assez facilement: les berbérisants, peu nombreux, soucieux de recenser les différents parlers berbères n’ont guère, jusqu’à présent, apporté une attention soutenue au libyque dont les inscriptions stéréotypées ne sont pas, à leurs yeux, d’un grand intérêt. En revanche, les amateurs ou les universitaires non berbérisants, qui s’intéressaient à ces textes en raison de leur valeur historique ou archéologique, n’étaient pas armés pour cette étude.
Enfin le système graphique du libyque, purement consonantique, se prête mal à une reconstitution intégrale de la langue qu’il est chargé de reproduire. Cependant l’apparentement du berbère avec d’autres langues, géographiquement voisines, fut proposé très tôt; on peut même dire dès le début des études. Dès 1838 Champollion, préfaçant le Dictionnaire de la langue berbère de Venture de Paradis, établissait une parenté entre cette langue et l’égyptien ancien. D’autres, plus nombreux, la rapprochaient du sémitique. Il fallut attendre les progrès décisifs réalisés dans l’étude du sémitique ancien pour que M. Cohen proposât, en 1924, l’intégration du berbère dans une grande famille dite chamito-sémitique qui comprend en outre l’égyptien (et le copte qui en est la forme moderne), le couchitique et le sémitique. Chacun de ces groupes linguistiques a son originalité, mais ils présentent entre eux de telles parentés que les différents spécialistes finirent par se rallier à la thèse de M. Cohen.
Ces parallélismes ne sont pas de simples analogies lexicales ; ils affectent la structure même des langues comme le système verbal, la conjugaison et l’aspect trilitère des racines, bien qu’en berbère de nombreuses racines soient bilitères, mais cet aspect est dû à une « usure » phonétique particulièrement forte en berbère et que reconnaissent tous les spécialistes. Ce sont ces phénomènes d’érosion phonétique qui, en rendant difficiles les comparaisons lexicales avec le sémitique, ont longtemps retenu les berbérisants dans une attitude « isolationniste » qui semble aujourd’hui dépassée. Quoi qu’il en soit, la parenté constatée à l’intérieur du groupe chamito-sémitique entre le berbère, l’égyptien et le sémitique, ne peut que confirmer les données anthropologiques qui militent, elles aussi, en faveur d’une très lointaine origine orientale des Berbères.